Ivanov de Tchekhov au théâtre de l’Athénée

Certains esprits chagrins ne reconnaîtront peut-être pas l’esprit de Tchekhov dans cet Ivanov monté par Christian Benedetti au théâtre de l’Athénée. Les puristes s’offusqueront sans doute de la traduction audacieuse de certains passages, notamment lorsque durant la fête chez les Lébédev, la riche veuve Babakina ne dit plus « quel ennui » mais « on se fait chier ». Pas sûr que cela aide à rendre la langue de Tchekhov plus proche de nous, si tant est que cela soit l’ambition des trois traducteurs… D’autres s’étonneront du caractère très vaudevillesque de l’ensemble, marqué par les changements de rythme brutaux ou les gags sonores et visuels (le plat de la cuisinière qui tombe inlassablement en coulisse ou la perruque portée et retirée par l’intendant Borkine, incarné par un Benedetti parfois un peu trop en verve). Sans compter l’adresse récurrente des comédiens au public ou les moments durant lesquels ils s’immobilisent dans une sorte « d’arrêt sur image », artifice un peu trop répétitif que le metteur en scène justifie par sa vision picturale de l’écriture tchekhovienne.

 

Si le parti pris comique paraît parfois excessif, il n’en est pas moins légitime. Ivanov est en effet une pièce des débuts (1887), que le dramaturge russe a dû récrire suite à l’incompréhension profonde qu’elle a suscitée, au sein des acteurs, du public, comme de la critique, qui parla d’« une sottise insolemment cynique, immorale et détestable ». Tchekhov pensait avoir créer une comédie d’un nouveau genre : « L’intrigue est compliquée, mais pas stupide. Je termine chaque acte comme je le fais pour mes nouvelles : tous les actes se déroulent doucement, tranquillement, mais, à la fin, je tape sur la gueule du spectateur. […] j’ai créé un type ayant une valeur littéraire, j’ai construit un rôle dans lequel un homme du talent de Davydov peut se déployer et donner sa mesure » (lettre du 12 octobre 1887 ; traduction Henri Troyat).

Vincent Ozanon est, lui aussi, à la mesure du rôle et sa prestation remarquable mérite, à elle seule, que l’on se rende à l’Athénée. Rappelons l’histoire de Nicolaï Ivanov, un des premiers et des plus grands anti-héros du théâtre contemporain. Dévoré par l’ennui, il est lourdement endetté et n’aime plus sa femme, Anna, déshéritée par ses parents pour avoir abjuré la religion juive et se mourant de tuberculose sans parvenir à susciter la moindre empathie de la part de son mari. Car Ivanov est amoureux de la jeune Sacha Lébédev, la fille de ses créanciers, sans qu’il soit facile de mesurer (a priori même pour lui) le degré de sincérité de cet amour…  Malgré tous ses travers, Ivanov trouve des gens pour le défendre, aussi bien sur scène que dans l’assistance, grâce à la justesse du jeu d’Ozanon et bien évidemment à la subtilité d’écriture de Tchekhov, qui confia à un ami : « j ai voulu être original, je n’ai pas montré dans ma pièce un seul scélérat ni un seul ange (mais je n’ai pu éviter les bouffons), je n’ai justifié personne » (lettre du 24 octobre 1887).

Dans un décor épuré empli de clarté, l’attention du public se concentre sur des comédiens disant rapidement leur texte (comme dans toutes les pièces de cet « œuvre complet » de Tchekhov monté par Benedetti, si bien que cette version d’Ivanov dure 1h50 contre presque 3h00 pour celle présentée à l’Odéon en 2015). De nombreux passages étant adressés directement au public (sans avoir été pour autant écrits comme des apartés), on arrive néanmoins à suivre. L’effet peut déplaire, mais il me semble illustrer parfaitement la Théorie du drame moderne de Peter Szondi : « Le refus de l’action et du dialogue _ ces deux catégories les plus importantes de la forme dramatique _, […] semble devoir correspondre au double renoncement qui caractérise les êtres de Tchekhov. […] Les paroles sont prononcées au beau milieu des gens et non dans l’isolement. Mais elles isolent celui qui les prononce. Presque insensiblement, le dialogue inconsistant devient monologue consistant. Ce ne sont pas des monologues isolés, intégrés dans l’œuvre dialogique, il serait plus vrai de dire que l’œuvre dans son ensemble se déleste du drame pour devenir lyrique. […] C’est à ce passage constant de la conversation au lyrisme de la solitude que la langue tchekhovienne doit son charme ».

Christian Benedetti semble s’inscrire dans cette perspective lorsqu’il affirme que l’œuvre de Tchekhov marque « la fin du ‘‘théâtre’’ au profit du ‘‘drame’’, la fin de la fiction au profit de la structure, la fin de la psychologie au profit de réactivité aux situations ». Force est néanmoins de constater que le lyrisme fait cruellement défaut à cette version d’Ivanov, où l’on aurait aimé retrouver davantage ces moments de poésie mélancolique qui rendent le théâtre de Tchekhov inimitable. De même qu’on aurait aimé ressentir, dans certaines scènes, davantage d’humour noir, qui convient si bien au comique doux-amer de Tchekhov, tout en clair-obscur. S’il faut néanmoins juger du spectacle dans son ensemble, il est incontestablement réussi : les comédiens sont presque tous convaincants, le parti pris est fort, la mise en scène est efficace, le tout nous rappelant combien Tchekhov est autant l’héritier de Gogol que le contemporain de Dostoïevski, ce que le XXe siècle n’a pas toujours su, ou voulu voir.

utamaro

Un commentaire

  1. Belle critique…mais…j’adore le «  presque tous »! Hohihihi!!!On v à se râper dessus pour savoir qui est visé par cet énoncé!

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