Mademoiselle Else

Mademoiselle Else est une jeune fille issue de la bourgeoisie viennoise contrainte à l’humiliation pour sauver son père de la ruine. La trame est simple, le drame se joue en une après-midi, mais c’est une véritable peinture sociale et psychologique de l’ennui, de la décadence et de la futilité bourgeoise que nous offre Arthur Schnitzler. Bien que publiée en 1924 elle reste aujourd’hui très actuelle, surtout en cette période de crise ou l’argent (toujours l’argent !) semble pouvoir résoudre tous les maux au mépris de la morale. Sauf que le mal qui ronge la société du chacun pour soi, cette solitude qui mène à la détestation de soi et l’envie d’en finir, elle est plus réelle que jamais.

J’étais extrêmement perplexe en me rendant au théâtre ce soir-là quant à la façon dont Giulio Serafini comptait théâtraliser Mademoiselle Else. En effet l’originalité de cette nouvelle est d’être exclusivement composée de la suite des pensées de l’héroïne et bien que cela ait déjà été fait maintes fois, il n’en est pas moins jamais facile d’adapter pour la scène un monologue intérieur. Le pari est plutôt réussi pour le jeune metteur en scène, qui avec quelques dialogues parsemés ici et là arrive à créer un pont entre le discours de son héroïne où elle se raconte à l’abri de son for intérieur, et le monde extérieur vu depuis sa conscience.

La pièce commence de manière anecdotique et peine quelque peu à démarrer. Else, fille d’un avocat viennois, se trouve en vacances dans une station thermale italienne. Nous faisons connaissance avec une jeunesse dorée en villégiature de luxe, là ou les préoccupations triviales n’existent pas, là où les peines de cœur et les scrupules sont amortis par l’épaisseur des tapis. C’est dans cet esprit d’insouciance et de frivolité qu’Else reçoit une lettre de sa mère, dans laquelle elle la prie de demander un prêt à Dorsday, riche marchand d’objets d’arts, car son père a perdu au jeu de l’argent appartenant à ses pupilles et sera arrêté s’il ne peut pas rembourser. A ce moment précis, Else grandit d’un coup, perd de sa superficialité, de son innocence. Et le théâtre devient plus intéressant. Là ou je n’avais quasiment pas pu écouter un mot du babillage frivole de l’enfant gâté, la voir recevoir en pleine figure les conséquences des actes de ses parents démissionnaires et criminels fut le moment ou la pièce m’a happée. Le personnage commence à prendre plus de profondeur, et la comédienne plus d’espace.

Le riche marchand d’art va lui proposer un ignoble marché en contrepartie de son aide financière. Else se va alors livrer un combat intérieur, partagée entre la loyauté qu’elle doit à son père et la loyauté qu’elle se doit à elle-même en tant que femme. En une après-midi (en une heure sur scène) la petite fille insouciante se transforme en une jeune femme qui porte le poids de sa famille et qui doit choisir de s’humilier et de se vendre pour la sauver. Dans cette situation conflictuelle, Juliette Dutent fait une Mademoiselle Else très crédible, et parvient à faire transparaitre une palette impressionnante de sentiment : les désirs exhibitionnistes, d’émancipation, les désirs de mort, les fantasmes de vie, la soif d’être aimée et le refus de la domination de l’homme.

Else n’est pas capable de subir l’humiliation, mais elle n’accepte pas non plus les conséquences pour sa famille si elle n’obtempère pas au désir de Dorsday. A partir de là il ne lui reste plus d’échappatoire. Dans le fil de ses pensées, le suicide devient une solution aussi inutile que possible, une libération définitive des contraintes, de l’humiliation et des obstacles. Arthur Schnitzler était aussi médecin dans une Vienne en pleine effervescence à cette époque de la psychanalyse. Mademoiselle Else n’échappe donc pas à ses thèmes récurrents axés principalement sur le sens de la vie et de la mort, la triangulation oedipienne et de ses ramifications incestueuses qu’il étudiait à l’époque sur ces patients. Juliette Dutent, avec une force et une tension croissante, appuyée par d’excellents seconds rôles (notamment Pierre Mirgaine qui campe le cousin séducteur) rend justice à l’hystérie et la névrose de cette anti-héroïne et nous emmène dans sa spirale infernale, illustrée par des cauchemars récurrents, jusqu’au point de non-retour.

Il est impossible de ne pas ressentir d’empathie pour cette jeune fille fragile qui se croit forte, sacrifiée par sa famille, qui ne trouve de sens à sa vie que dans la mise en scène d’une fin mortifère qu’au final elle ne désire pas vraiment, mais qu’elle ne contrôle plus. La pièce est bien servie, avec un jeu d’acteur relativement homogène qui soutient admirablement son actrice principale sans jamais lui voler la vedette. La mise en scène est ingénieuse, les moments comiques alternent avec les tensions et rendent les 80 minutes du spectacle très agréables. C’est un théâtre bien jeune, qui manque cruellement de moyens, la salle est minuscule, mais le rêve et le travail sont bien là. Le projet a pris forme et c’est la preuve que l’on peut créer de beaux objets de théâtre avec une vision d’un bon metteur en scène.

 

Mademoiselle Else
au théâtre des deux rêves 

Auteur: Arthur Schnitzler
Mise en scène: Giulio Serafini
Distribution: Juliette Dutent, Eva Babbini, Valérian Balliau, Pierre Mirgaine, Hélène Morzuch
Durée: 80 min
Genre: Comédie Dramatique

Le jeudi à 21h30 et dimanche à 17h30 – jusqu’à 28 Février

Thiane Khamvongsa

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