LA CERISAIE DE TCHECKHOV A LA TEMPÊTE

En cette fin de XIXe siècle, le printemps s’installe fraîchement en Russie dans la propriété de Lioubov Andréevna, tout juste revenue de Paris après cinq ans d’absence. En compagnie de son frère Gaev et de quelques parents et amis, elle contemple les cerisiers de la propriété en pensant au passé. Rien ne semble avoir changé depuis l’âge d’or de son enfance. Pourtant rien n’est plus comme avant. Lioubov a dilapidé son héritage au profit d’un amant français, et la propriété ne rapporte plus autant de revenus que du temps de ses parents. Elle doit se rendre à l’évidence et, « ne serait-ce qu’une fois dans sa vie, regarder la vérité en face »: la cerisaie, doit être vendue pour dettes. Lopakhine, riche marchand et fils d’un moujik autrefois asservi au domaine, se propose de la découper en parcelles pour les louer aux estivants.

La Cerisaie, comédie en quatre actes, commencée en 1901 est achevée en septembre 1903. La première a lieu au Théâtre d’art de Moscou le 17 janvier 1904 dans une mise en scène de Constantin Stanislavski. Tchekhov n’a vécu que six mois après la création de la pièce. C’est donc une œuvre testamentaire dont l’accouchement fut difficile : « Dans l’état de délabrement physique où il se trouvait, il devait s’imposer un terrible effort de volonté pour rédiger, jour après jour, ligne après ligne, cette œuvre dont il pressentait qu’elle serait sa dernière. » (Tchekhov. Henri TROYAT.)

Aimant le travail de Nicolas Liautard (j’avais beaucoup apprécié Après la répétition de Bergman également jouée à la Tempête) j’avais hâte de découvrir ce spectacle. Je suis obligée d’avouer malheureusement que je suis un peu déçue. Placée au premier rang, (la salle était pleine) je ne pouvais pourtant que suivre du regard tous ces personnages tchékhoviens qui me fascinent tant d’habitude. Mais où sont passés « l’aventure humaine émouvante, le poids de l’histoire, la dimension métaphysique dans une sorte parabole du destin de l’homme ? » décrit par Giorgio Strehler, dans la note d’intention de Nicolas Liautard ? Quel décalage entre celle-ci et ce qu’il livre au spectateur. Le parti pris est flou, sans cohérence.

Si la nostalgie, le poids de l’enfance, la perte de l’enfant noyé, la peur du futur, l’inadaptation au monde moderne, la vieillesse sont bien présents, tout cela est dénué de profondeur et de densité. On a l’impression d’assister à une vente d’une maison quelconque, vécu comme un petit événement anodin. Le personnage de Lioubov joué par Nanou Garcia (pourtant excellente comédienne et que j’aime beaucoup) manque ici d’épaisseur, de changement de caractères plus net et approfondi entre la gaieté de retrouver son pays, sa maison, son enfance et le déchirement face à la perte de maison.

« Songez que je suis née ici, que mon père, ma mère, mon grand-père vivaient ici : j’aime cette maison. Sans la cerisaie je ne comprends pas ma propre vie et, s’il faut vraiment vendre, qu’on me vende avec le jardin… »

Le génie de l’auteur tient pourtant à cette alliance constante de gravité et de dérision, d’amertume et de drôlerie. Les comédiens ne sont, à mon sens, pas fautifs. Ils sont justes dans ce qu’ ils proposent, ont tous une très belle énergie et un talent certain. Mention spéciale à Thierry Bosc (Firs) et à Simon Rembado (Trofimov) qui sont formidables. Cependant la mise en scène les disperse tous dans un jeu sans psychologie, qui ne leur permet pas d’incarner totalement leurs personnages.

Malgré une volonté de moderniser La Cerisaie avec des artifices du théâtre d’aujourd’ hui, tels que micros, guitare électrique, musique de Bob Dylan et de New Order (qui remplacent l’orchestre original juif) la projection de phrases sur écran, les adresses au public, Tchekhov n’est pas là et la pièce ne prend pas. Tout  ceci provoque au contraire une distanciation des personnages et rompt avec l’humanité dont on a besoin.  Pourquoi avoir voulu moderniser Tchekhov qui est pourtant si moderne ? De plus, pourquoi refaire une traduction de la pièce et casser l’écriture de l’auteur en y insérant des éléments de discours d’aujourd’ hui si pauvres et si laids (ça me saoule, tout est parti en sucette,  il a morflé…) Pourquoi ne pas garder la traduction d’André Markovitch, russophone qui connait parfaitement Tchekhov et la Russie ? Est-ce pour dynamiser, rendre plus accessible, renforcer le côté comique ? Mais La Cerisaie est une comédie très facile d’accès. Il eut mieux fallu, dans ce cas, changer, franciser les noms des personnages (comme le fait la metteuse en scène Julie Deliquet) qui sont toujours très difficile à retenir.

 « Ce n’est pas un drame mais une comédie que j ai faite, et même, par endroits, une farce. Le dernier acte sera gai ; toute la pièce sera gaie et frivole » (Tchekhov. Henri TROYAT.)

Qu’en aurait pensé l’auteur lui-même qui s’indignait déjà de la traduction de ses pièces dans sa lettre du 24 octobre 1903 adressée à Olga, quand un certain Korsov envisageait de traduire la pièce en français :

 « Ma douce, mon petit cheval, à quoi bon traduire ma pièce en français ? C’est grotesque ! Les français ne comprendront ni Lopakhine, ni la vente de la propriété et ne feront que s’ ennuyer. Il ne faut pas le faire, ma douce »  (Tchekhov. Henri TROYAT.)

Cette mise en scène de La Cerisaie ne m’a donc pas convaincue. Cependant, je ne me suis pas ennuyée et la salle dans son ensemble avait l’air d’apprécier. A vous de juger donc ! Allez-y. On passe, quoi qu’ il en soit, toujours un bon moment à la Tempête et à la Cartoucherie.

Représentations du 10 janvier au 2 février 2019
salle Serreau
du mardi au samedi 20 h
dimanche 16 h
durée 2 h

Théâtre de la Tempête
Cartoucherie
Rte du Champ-de-Manœuvre
75012 Paris

texte français Nicolas Liautard
mise en scène Nicolas Liautard et Magalie Nadaud
avec Thierry Bosc, Sarah Brannens, Jean-Yves Broustail, Emilien Diard-Detœuf,Jade Fortineau, Nanou Garcia,
Emel Hollocou, Marc Jeancourt, Fabrice Pierre, Simon Rembado, Célia Rosich, Christophe Battarel, Paul-Henri Harang ou Nicolas Roncerel.

Sarah Nô